Les daltoniens voient-ils mieux dans le noir ?

Par Nicolas Deleplace

On entend parfois dire que les daltoniens possèdent une vision nocturne plus développée. Ayant moi-même cette impression, j’ai voulu explorer cette question après avoir découvert que d’autres daltoniens partageaient cette perception sur divers forums. Voyons si cette intuition repose sur des bases scientifiques.

La perception de la lumière

La perception des couleurs dépend de cônes (récepteurs sensibles aux couleurs, fonctionnant en forte luminosité) et de bâtonnets (récepteurs ne percevant pas les couleurs mais extrêmement sensibles à la lumière, même faible). Le daltonisme affecte principalement les cônes (plus de détails dans l’article Qu’est-ce que le daltonisme), ce qui pourrait avoir des répercussions sur la vision en faible luminosité. Pour comprendre cette question, regardons de plus près ce qu’en disent les études.

La vision photopique correspond à la lumière du soleil et à l'éclairage intérieur, la vision mésopique va du clair de lune à la lumière des étoiles, la vision scotopique est en deçà de la vision des étoiles.
Domaines de vision

Les daltoniens voient-ils mieux dans le noir (vision scotopique)

Deux études méritent une attention particulière, bien qu’elles présentent des résultats divergents.

Le daltonisme est-il un avantage en conditions scotopiques ?

Une étude comparant la vision nocturne entre daltoniens et non-daltoniens a testé 40 participants, utilisant un test de vision nocturne créé pendant la Seconde Guerre mondiale. Le but : déterminer la sensibilité à des flashes de plus en plus faibles en fixant un point rouge. Les résultats montrent que les daltoniens ne surpassent pas les autres.

Une analyse par filtres de couleurs

Une autre étude avec 326 participants, dont 13 daltoniens, a exploré l’influence des filtres colorés et des niveaux de luminosité. Les résultats révèlent que les daltoniens réagissent différemment selon la couleur du filtre et, en moyenne, détectent des lumières plus faibles que les non-daltoniens. Cela pourrait indiquer une meilleure perception scotopique chez certains daltoniens, en fonction de l’éclairage ambiant.:

Seuil de vision par rapport aux filtres de couleurs
Fréquence par seuil de vision

La première courbe montre que les daltoniens ont une vision dans l’obscutrité plus ou moins bonne selon la couleur du filtre, ce qui n’est pas le cas des non-daltoniens. Le deuxième graphique montre que le seuil de visibilité est en majorité plus bas chez les daltoniens. Les daltoniens perçoivent donc des lumières plus faibles que les non-daltoniens.

Mon avis

Je n’ai pas fait d’études de médecine ni de recherches en laboratoire sur le sujet, mon avis est donc subjectif et libre à vous d’adhérer ou non.

Je pense que l’étude de l’IOVS est très pointue et véridique sur la partie qu’elle traite. En revanche, je ne peux m’empêcher de penser que le test aurait pu être plus adapté au daltonisme (sans compter le panel de sujets assez restreint). Le point à fixer aurait pu être autre que rouge (qui est bien plus terne pour les daltoniens), les flashs auraient pu être de couleurs différentes (pas nécessairement blanc), on aurait pu faire distinguer des formes sous une luminosité faible constante plutôt que des flashs (les daltoniens distinguent peut-être mieux les différences de luminosité dues aux jeux d’ombres).

Concernant la seconde étude, les chercheurs ont pensé à tester différents filtres de couleurs, permettant ainsi de prendre cette variable en compte. De plus, l’expérience commençant à 1000CD/m², elle ne se limite pas au domaine scotopique (malgré le titre de l’article). En revanche, la part de daltoniens dans les sujets, bien que reflétant le pourcentage réel de daltoniens dans la population, est à mon sens trop faible. Pour moi, le but est bien de faire des différences daltoniens/non daltoniens, et avoir 96% des sujets non affectés est inutile. Cette répartition est due au fait que les sujets n’ont pas été choisis mais faisaient tous parti d’un même cursus universitaire. De plus, cela a permis de faire l’expérience en aveugle (sans que le sujet soit au courant que l’expérience soit liée au daltonisme).

Les daltoniens voient-ils mieux dans la pénombre (vision mésopique)

Daltonisme et crépuscule atmosphérique3

L’auteur de cette étude s’est intéressé au fait que de nombreux daltoniens disent mieux voir dans une atmosphère sombre et s’est attaché a y trouver une raison. Pour cela, il a donc recueilli des informations sur un panel de 380 personnes réparties dans 45 pays éparpillés sur le globe.

Il a également étudié la durée de la pénombre au lever et au coucher du soleil selon la position géographique (fig. 1) et ses découvertes sont étonnantes (fig. 2).

Fig. 1. – Relation entre la latitude et la longueur du crépuscule (en % de l’ensoleillement d’une journée moyenne)
Fig. 2. – Distribution géographique des daltonismes

L’auteur interprète donc ces résultats en disant que le pourcentage de daltonisme est probablement lié à la durée du crépuscule. En effet, cela permettrait aux daltoniens avec une meilleure vision crépusculaire de chasser et se défendre plus facilement à ces moments de la journée, leur conférant un avantage non négligeable.

Mais alors, pourquoi cette vision améliorée ?

Causes biologiques

Diverses hypothèses biologiques ont été avancées pour expliquer une meilleure vision en faible luminosité chez les daltoniens :

  • Structure oculaire différente : Les yeux des daltoniens présentent-ils une adaptation spécifique, avec une compensation des bâtonnets pour les cônes non fonctionnels ? Cette question mérite une étude approfondie. Peut-être qu’en l’absence d’un signal complet des cônes, le « bruit de fond » perceptif est moindre, rendant plus nette la perception des niveaux de noir et de pénombre.
  • Relation cônes-bâtonnets : Un autre point fascinant est que les cônes non fonctionnels réduisent le « bruit de fond » des cônes actifs. Cette absence de signal parasite pourrait abaisser le seuil de perception de la lumière et améliorer la vision nocturne, d’une manière similaire aux capteurs d’image numérique.
  • Attention aux variations de luminosité : Les daltoniens semblent, par expérience, plus sensibles aux variations subtiles de lumière. Comme chez les individus ayant perdu un sens, une compensation des bâtonnets pourrait favoriser une meilleure perception dans la pénombre.

Ces hypothèses n’ont pas encore été confirmées formellement, mais elles ouvrent des pistes intéressantes pour expliquer cette perception différente. En imagerie, certains outils sont conçus spécifiquement pour tirer parti de cette perception de luminosité, qui donne aux daltoniens un avantage dans la détection des contrastes faibles.

Darwinisme

Certains avancent l’idée que la persistance du daltonisme pourrait avoir une utilité évolutive. Mais, comme me l’a fait remarquer un lecteur, cela ne signifie pas nécessairement un avantage sélectif. En effet, si la trichromie donne un net avantage aux primates pour repérer des fruits mûrs, l’absence de pression sélective intense chez l’humain moderne pourrait rendre cette hypothèse moins probable.

Il est toutefois intéressant de noter que la répartition géographique des daltoniens varie selon les latitudes, ce qui laisse penser à une adaptation à des environnements à faible luminosité, bien que les raisons exactes ne soient pas encore claires.

Ce n’est pas l’objet de l’article mais si cela vous intéresse, je vous conseille l’excellente vidéo d’e-penser à ce sujet : Le lieu le plus dangereux de France ou de tout simplement vous balader sur ce site, qui recense des corrélations absurdes entre différentes statistiques.

En conclusion

Malgré l’absence d’une conclusion tranchée, il semble que les daltoniens puissent effectivement bénéficier d’une meilleure vision mésopique (en pénombre). Cette capacité pourrait expliquer leur ressenti en conditions de faible luminosité et s’accorde bien avec l’expérience de nombreux daltoniens.

Dites-moi en commentaires si vous aussi vous pensez avoir une vision supérieure à la moyenne dans la pénombre (ou si je délire totalement !). N’hésitez pas à me donner votre avis et à partager cet article sur vos réseaux s’il vous a plu.

Références

1 Matthew P. Simunovic; Benedict C. Regan; J. D. Mollon, Is Color Vision Deficiency an Advantage under Scotopic Conditions ?, 2001 [Lire l’article]

2 Verhulst S, Maes FW. Scotopic vision in colour-blinds, 1998. Lire l’article : [CrossRef] [PubMed]

3 Reimchen TE, Human Color Vision Deficiencies and Atmosheric Twilight, 1987 [Lire l’article]